Préambule
Ceci est le contenu de ma réponse à la consultation IPRED (Intellectual Property Rights Enforcement Directive). Il s’agit d’une consultation européenne lancée par la Commission Européenne, et qui a pour but le recueillir l’avis des citoyens et organisations européennes sur le rapport IPRED, ainsi que sur l’analyse de l’application de la Directive.
Si ces sujets vous intéressent, vous pouvez obtenir plus d’informations sur le site de La Quadrature du Net. Si vous n’y êtes pas familier, je vous conseille vivement de vous renseigner sur les actions menées par La Quadrature du Net, qui est un collectif citoyen ayant pour objectif d’aider les citoyens à défendre leurs libertés notamment dans le monde numérique.
Ma réponse
Je me présente, je m’appelle […] , je suis citoyens français et informaticien de passion et de formation. J’utilise Internet quotidiennement tant dans ma vie personnelle que professionnelle, et je suis internaute depuis 1996.
J’ai décidé de vous faire part de mes remarques, car tant le rapport IPRED que l’analyse de l’application de la Directive contenaient des propositions ou des phrases avec lesquelles je suis en profond désaccord.
À noter également qu’à l’instar de la consultation sur la neutralité du net, il me semble plutôt anormal qu’une telle consultation sensée être ouverte à l’ensemble des citoyens européens, ne soit pas disponible dans l’ensemble des langues officielles de l’Union Européenne.
Le rapport IPRED
Mise en situation du rapport
Tout d’abord le rapport IPRED indique en introduction qu’il est très difficile à l’heure actuelle d’avoir un retour sur l’application de la Directive 2004/48/EC, puisque l’application de cette Directive a été tardive dans de nombreux États Membres. L’analyse du rapport précise même en Annexe 1 que la Commission n’a pas été en mesure d’analyser les effets économiques (sur l’innovation et le développement de la société de l’information) qu’a pu avoir la transposition de la Directive dans les États Membres, puisque ces mêmes États Membres ont tardé à soumettre les rapports d’application de la Directive, celle-ci étant trop récente.
Pourtant le rapport indique dès l’introduction, qu’elle souhaite « trouver des moyens efficace de renforcement des droits de propriété intellectuels ». Or n’était-ce pas le but de la Directive 2004/48/EC elle-même ? Pourquoi ne pas attendre une transposition complète de la Directive dans les États Membres, ainsi qu’un délai d’observation de l’application des lois nationales, et une analyse aboutie des retombées qu’à pu avoir la Directive, avant de conclure que les orientations prises dans la Directive sont insuffisantes et qu’il faut d’ores et déjà aller plus loin ?
Pourquoi la position de l’Union Européenne (UE) serait par défaut la défense du droit à la propriété intellectuelle au détriment du droit à la vie privée des citoyens ? La position de l’UE dans le rapport IPRED et dans l’analyse de l’application de la Directive montre clairement un parti pris de l’UE pour protéger les droits d’industriels plutôt que les droits fondamentaux des citoyens, en supposant que l’application actuelle de la Directive n’est pas suffisant. Alors qu’aucun retour de « terrain » n’a été recueilli.
Mise en danger du consommateur
Ensuite, le rapport IPRED tend a faire l’amalgame entre la violation des droits de propriété intellectuelle, et les implications de cette violation. L’introduction du rapport déclare « these goods posing a danger to consumers’ health and safety ». Or si effectivement le danger pour la santé ou la sécurité du consommateur sont évidemment à condammer, ceux-ci n’ont aucun rapport avec le fait qu’il s’agisse de contrefaçons.
Par exemple, une société qui créerait de faux médicaments peut-être condamnée pour 2 actes : la violation d’un brevet, d’un logo ou d’une marque d’abord, et le contenu du médicament lui-même. Il paraît totalement incohérent de soumettre à la même loi, un médicament qui viole une marque et qui met en danger la santé voire la vie du consommateur, et un second médicament qui viole également une marque ou un brevet, mais qui contient du sucre en poudre.
La violation du brevet, marques et autres éléments soumis à propriété intellectuelle doivent être soumis aux mêmes conditions et condamnations. Mais il paraît incohérent voire aberrant que ce soit à la Directive qui définit le droit à la propriété intellectuelle de renforcer ce droit pour éviter les effets de ces violations à savoir la mise en danger du consommateur.
Le médicament qui met en danger la vie du consommateur sera soumis à d’autres lois et d’autres condamnations seront infligées aux diffuseurs de médicaments dangereux. Que ceux-ci soient contrefaits ou non.
Cet argument de mise en danger du consommateur est donc hors-sujet au sein du rapport IPRED. De plus comme spécifié à plusieurs reprises dans le rapport IPRED, la Commission Européenne rappelle que la proportionnalité du droit doit s’appliquer. Or il est évident que la mise en danger du consommateur prime sur le droit à la propriété intellectuelle; cette mise en danger du consommateur ne peut donc pas servir d’argument pour renforcer le droit à la propriété intellectuelle, car la proportionnalité du droit ne serait pas respectée.
Prise en compte des infractions hors Union Européenne
Le rapport IPRED précise également dans l’introduction que « Infringements of intellectual property rights taking place outside of the EU also constitute a major source of concern. ». Même si l’on comprend bien cette préoccupation, il paraît encore une fois étrange de placer cette préoccupation dans ce rapport IPRED. En effet, comment peut-on justifier le renforcement du droit à la propriété intellectuelle en Union Européenne, par le fait que des infractions au droit à la propriété intellectuelle sont commises en dehors de l’Union Européenne ?
Intérmédiaires
Rôle des moteurs de recherche
Dans la partie « Specific challenges of the digial environment , le rapport IPRED indique que « les moteurs de recherche permettent aux fraudeurs d’attirer les internautes vers leur contenus illégaux disponibles à la vente ou au téléchargement. » Cette affirmation est étrange dans le débat sur le droit à la propriété intellectuelle. En effet, les moteurs de recherche permettent aux internautes d’accéder aux contenus illégaux, mais également (et ceci la plupart du temps) aux contenus légaux !
Dans l’utilisation du web d’aujourd’hui, les moteurs de recherche sont les principaux canaux d’accès aux contenus présents sur le web. Blâmer le fait qu’on puisse tout trouver via les moteurs de recherche paraît peu pertinent. C’est comme si on blâmait l’annuaire car on peut y trouver des numéros de téléphones d’individus potentiellement condamnables par la justice… qui restent cependant présumés innocents jusqu’à preuve du contraire.
Vouloir imposer des règles de filtrage aux moteurs de recherche, reviendrait à substituer leur rôle de panneau indicateur de direction (les adresses web n’étant que des panneaux), à un rôle de juge et de censeur. Rendre les moteurs de recherche ou d’autres intermédiaires responsables des objets dont ils donnent l’adresse, les mettra forcément en port-à-faux, et les conduira bien évidemment à sur-filtrer le contenu qui pourra leur sembler délictueux. Ceci serait une régression terrible de la liberté d’expression sur la toile. En effet, si ne serait-ce que 10 ou 20% des contenus filtrés sont légaux, la nuisance produite par un tel sur-filtrage sur des faux positifs sera énorme. D’abord pour des raisons pratiques, car cela impose un mécanisme de déclaration des faux-positifs auprès des moteurs de recherche, pour des raisons éthiques d’autre part puisque les préjudices que cela peut causer en terme de mauvaise image sont majeurs.
Ce type de filtrage pourrait tout à fait s’assimiler au fait que l’annuaire des Pages Blanches décide de ne plus mettre les adresses des gens dont ils savent qu’ils vendent des sacs à main contrefaits au marché. Doit-on vraiment en arriver là ?
Responsabilité des intermédiaires
Ensuite dans la partie « The concept of intermediraires and the workability of injunctions » le rapport IPRED insiste à nouveau sur le rôle des intermédiaires, notamment des transporteurs, qu’ils soient physiques ou dématérialisés.
Comme précisé par le rapport, le rôle d’intermédiaire de La Poste (en tant que transporteur physique) et le rôle des Fournisseurs d’Accès à Internet (FAI) est comparable. Imposer un filtrage (« preventive measures » dans le texte) aux fournisseurs d’accès, comme par exemple le filtrage de fichiers musicaux soumis à droits d’auteurs; imposerait de facto un filtrage identique pour les intermédiaires physique comme La Poste. Or le filtrage de La Poste consisterait bien évidemment à ouvrir tout le courrier et tous les colis. Or ce simple fait est contraire à l’article 12 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme qui dit « Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes. » (Source : http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/dudh/declara.asp)
Cette étape de filtrage prévue pour un transporteur physique comme La Poste est complètement assimilable à ce qui pourrait se faire sur le réseau d’un FAI. Imposer le filtrage sur le réseau d’un FAI est donc tout aussi contraire à l’article 12 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.
Le simple fait qu’une Directive propose ou impose une telle proposition, une telle loi ou un tel projet de loi qui soit contraire à un principe fondamental de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme me paraît choquant et contraire à tous les fondamentaux qui ont amené à la création de l’Union Européenne.
J’ajouterai que cette étape de filtrage suppose (évidemment à tord), que tout contenu soumis à droit à la propriété intellectuelle qui transiterait sur un réseau (physique ou dématérialisé) serait une infraction à ce même droit. Or là encore le risque de faux positifs est évident.
Admettons que je compose des musiques, et que je sois sociétaire de la SACEM. Si je souhaite envoyer ma nouvelle composition à des amis pour avoir leur avis, ceux-ci seront donc filtrés ? Pourtant cet envoi est tout à fait légal. Si je grave un CD avec ces mêmes musiques, et que j’envoie un colis à mes amis. Celui-ci sera intercepté et détruit par La Poste ? Ou pire entraînera une procédure judiciaire automatique ? On voit que le système est aberrant.
Analyse de l’application de la Directive
Sévérité
Je suis également étonné : Pourquoi s’étonner que peu d’états membres ont fait des lois plus favorables au ayant droits que la Directive ? Il faudrait mieux s’étonner du fait que ça ait été fait tout court !
L’analyse de l’application de la Directive semble s’étonner plusieurs fois du fait que l’application de la loi dans les États Membres ne soit pas toujours la plus sévère…
Par exemple, dans le point 2.7.3.3: « where such requests have been made they have only occasionnally been successful. ». Il paraît pourtant plutôt normal que le dédommagement ne soit pas toujours évident, d’ailleurs le document le dit lui-même à propos du manque à gagner : « lost profits can be difficult to prove » (2.7.3.1). En conséquences, si l’infraction est constatée, mais que le manque à gagner est loin d’être évident, il paraît cohérent qu’aucun dédommagement ne soit attribué. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que les dédommagements ne soit pas attribués tout le temps quand ils sont demandés.
Abus de langage
La partie 3 « Absence of harmonized protection of intellectual property rights through cirminal law », commence par : « Counterfeiting and piracy appears to be increasingly linked to organised crime raising security and safety concerns and is also proven to be spreading over the Internet. Therefore measures taken against cybercrime at EU level should be seen as relevant and complementary to the legislative and non legislative measures taken and to be taken in the civil and criminal area. »
L’analyse fait l’amalgame entre cyber-crime et cyber-délinquance. Or parler de crime (qu’il se produise sur le réseau Internet ou pas) pour qualifier la contrefaçon ou le piratage est clairement un abus de langage. Car même si l’on considère que la contrefaçon est lié au crimé organisé, cela ne fait pas de la contrefaçon un crime. La contrefaçon est un délit. Les individus vendant ou achetant des objets contrefaits via Internet sont donc des cyber-délinquants, et non des cyber-criminels. Il est très critiquable que la Commission Européenne fasse ce genre d’erreur.
Stigmatisation d’Internet
Toujours dans le point 3, il est précisé « Counterfeiting and piracy […] is proven to be spreading over the Internet. ». Or d’une part, la preuve en question n’est pas citée, ce qui me semble gênant. D’autre part la contrefaçon ne se fait pas via Internet. On ne crée pas des sacs à main ou des parfums contrefaits sur ordinateur. Internet n’est qu’un canal de communication comme l’est la télévision ou le téléphone. Le fait que le commerce de cette contrefaçon puisse passer par Internet est aussi peu pertinent que le fait que les cyber-déliquants qui produisent ou vendent des produits contrefaits passent des communications téléphoniques pour appeler des fournisseurs ou des clients.
Dans la partie 2.7, l’Internet est encore mis à l’index : « Damages from sales of counterfeit goods over the Internet are even more difficult to assess, and it often happens that after having been discovered, infringers quickly re-appear under a different name ». Or le changement de nom de délinquants ou d’arnaqueurs n’a rien de spécifique au réseau Internet ni même au commerce de produits contrefaits ! C’est un procédé bien connu, qui date de bien avant l’avènement du numérique voire même de l’électricité.
L’insistance de ces points sur le rôle d’Internet dans les infractions au droit à la propriété intellectuelle est très gênante et entraîne une stigmatisation du réseau Internet. Alors que ce réseau est aujourd’hui central dans toutes nos communications : e-mail, journaux en ligne, blog, loisirs, chat, vidéo conférences, expression publique, et même le suivi des rapports de la Commission Européenne ! Ce réseau sert donc à tous et à tout, s’étonner que les pratiques physiques se pratiquent également sur Internet est illogique.
Portée non commerciale
Un des points les plus gênants dans le rapport IPRED comme dans l’analyse de l’application de la Directive , est l’extension des sanctions portées aux pratiques non-commerciales, comme précisé dans la partie 2.1 : « A significant number of Member States (e.g. Denmark, Estonia, Greece, France, Lithuania, Slovak Republic) have gone beyond the ‘commercial scale’ requirement (of which there is no definition in the Directive) and introduced this measure for all infringements ».
Je suis particulièrement étonné que la Commission Européenne ne condamne pas plus cette extension aux infractions à but non-commerciales, alors que comme le rapport le précise, il s’agissait d’un « requirement ». Pourquoi la Commission n’empêche-t-elle pas ces dérives lors de la transposition ?
Je me sens particulièrement concerné par ce point, puisqu’en tant que citoyen Français, j’ai vu l’application de la loi HADOPI qui : (1) élude l’intevention d’un juge pour établir des sanctions standardisées, (2) délègue à des sociétés privées l’espionnage des citoyens, (3) procède à des relevés sur des données disponibles uniquement sur des fichiers privés et qui sont de l’ordre de la communication privée sur des réseaux peer-to-peer (cf Article 12 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme), (4) qui prend comme « preuve » uniquement l’adresse IP, dont il a été prouvé qu’il s’agit d’une preuve très fragile, et qui a été reconnue par une cour de justice française comme une donnée privée.
L’application d’une telle loi semble déjà aller bien au delà de ce qui est préconisé par la Directive, notamment dans l’exploitation sans juge de données privées.
Comble de l’ironie, cette chasse aux sorcières envers les citoyens qui partagaient des fichiers sans trop y réfléchir et sans en percevoir aucun revenu, les a vraissemblablement poussé sur des systèmes qui n’étaient pas la cible de la HADOPI, mais qui eux étaient payants. Ces systèmes payants comme MegaUpload ou RapideShare qui fonctionnent effectivement comme des mafias organisées, font payer des citoyens pour être protégés de la HADOPI. À vouloir empêcher les citoyens de partager « gentiment », la loi HADOPI a généré la création de mafias du partage qui font énormément de profit, et qu’il sera très difficile d’arrêter du fait de leur puissance financière. Une aberration, et une défaite incroyable pour le combat qui était sensé être mené : la protection du droit à la propriété intellectuelle.
Source
Je souhaiterai aussi signaler à la Commission que dans l’analyse de l’application de la Directive, dans la partie 2.7.6, la phrase « Stakeholders’ consultation revealed the following […] » n’est pas sourcée. Il me semble problématique qu’un rapport de la Commission Européenne ou une analyse d’application d’une Directive cite des chiffres non sourcés. D’autant plus quand ceux-ci semblent avoir été fournis par des sociétés ayant un intérêt dans le rapport, puisque le rapport IPRED préconise le renforcement de sanctions contre les infractions au droit à la propriété intellectuelle… au bénéfice des parties prenantes ayant été consultées.
Ce genre de pratiques nuit clairement à l’image de la Commission Européenne dans sa prise de décision et vient donc entacher tout le rapport IPRED, ainsi que l’analyse associée, d’un sérieux doute sur la neutralité de point de vue et la clairvoyance donnée au rapport.
Conclusion
Les points soulevés tout au long de cette réponse exposent mon point de vue, qui s’oppose clairement au rapport IPRED. Au niveau de la forme ce rapport n’a pas encore de légitimité étant donné qu’aucun rapport n’a d’éléments suffisant pour prouver que la direction prise par la Directive 2004/48/EC est la bonne, et encore moins que cette voie est la bonne et qu’il faut renforcer les sanctions. Au niveau du fond d’autre part, puisque nul part dans le rapport la Commission ne fourni d’arguments montrant que renforcer les sanctions contre les infractions au droit à la propriété intellectuelle est nécessaire et serait efficace.
Enfin la Commission ne ressort par grandi de ce rapport puisqu’il semble clair lors de plusieurs points que la Commission est de parti pris pour un renforcement du droit à la propriété intellectuelle au détriment des droits fondamentaux des citoyens européens (notamment la vie privée ou la confidentialité des communications). De plus, la Commission met en lumière sa méconnaissance du monde numérique, en pointant Internet comme un problème alors qu’il s’agit d’un moyen de communication aussi passif qu’un tuyau d’eau, et en préconisant des mesures de filtrage contraires à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme qui est pourtant l’un des fondements du Traité de Rome qui lui a donné naissance.
Préambule Ceci est le contenu de ma réponse à la consultation IPRED (Intellectual Property Rights Enforcement Directive). Il s’agit d’une consultation européenne lancée par la Commission Européenne, et qui a...